Si « l’affaire Fillon » doit rester dans les annales parmi toutes les affaires de corruption politique qui agitent périodiquement le pays, ce sera essentiellement comme symptôme de la décomposition accélérée de la classe politique française. De toute évidence, Fillon a raison de prétendre qu’on a voulu lui nuire : on ne saurait croire que c’est seulement par hasard que le présidentiable de droite reçoive pareil missile au décollage. Et celui qui aura balancé Fillon est sûrement aussi corrompu que lui. Ça s’agite dans le chenil, les chiens se mordent entre eux. Mais qu’importe ? Car le plus étonnant, ici, est qu’on s’étonne. Parce que les petites magouilles familiales de Fillon ne sont rien au regard des trafics d’influence massifs, des pots-de-vin, de commissions et rétro-commissions de tous les Clearstream connus et inconnus, qui se chiffrent en centaines de millions d’euros à chaque fois. Et on vient reprocher à François Fillon d’avoir embauché fictivement sa femme comme assistante parlementaire, pour quelques milliers d’euros mensuels ? On comprend l’indignation de Fillon, tant cela est bas, et tant il y aurait sûrement mieux à dire.
Ce qui étonne, c’est-à-dire ce qui choque ici, c’est peut-être qu’il apparaît que ces gens-là sont comme nous, c’est-à-dire qu’on se rend compte que la bourgeoisie est une classe sociale, composée de personnes et de pratiques bien réelles. Si le népotisme de Fillon choque plus que les opacités de sa société de conseils, c’est que tout le monde n’a pas été Premier ministre, avec les possibilités de magouille que cela offre, mais que tout le monde a une femme et des enfants, et aimerait bien leur filer un coup de main. L’affaire Fillon, ça parle au peuple, à tout-le-monde, à vous-et-moi.
Ce qui est insupportable alors, c’est que cela se passe au sommet de l’Etat, qui reste considéré comme le garant de l’intérêt général, et dans le contexte particulier d’une élection présidentielle. Une élection présidentielle, en démocratie, c’est ce moment quasi mystique où s’opère la transmutation d’une personne particulière en garant de l’intérêt du peuple : la personne réelle disparaît sous l’accumulation des bulletins de vote autour de son corps physique, qui se sublime pour incarner la fonction présidentielle. Les bulletins de vote des démocraties modernes sont comme les prières et les sacrifices qu’on adressait autrefois aux Dieux : confortant les dieux, on confortait ce qu’il y a de transcendant dans le corps social, ce qui dans le corps social échappe à tous, et fait loi pour tous, c’est-à-dire qu’on confortait l’aliénation commune. Ainsi en va-t-il des démocraties.
Mais dès lors que le présidentiable apparaît comme étant d’emblée corrompu, l’opération mystique ne peut plus se faire : la victime du sacrifice doit être vierge et pure, sans quoi le sacrifice devient inefficace. On veut être gouvernés par des gens honnêtes.
Ce qui apparaît lors d’une affaire comme celle de Fillon, parce qu’elle met en rapport la fonction abstraite de gouvernement et la réalité des gens qui gouvernent, c’est que c’est la classe bourgeoise qui dirige le pays, et non l’abstraction de l’Etat comme intérêt général, que cette abstraction soit portée par d’honnêtes fonctionnaires ou par un leader éclairé. Et là encore, comment s’en étonner ? Pourquoi la classe qui possède tout ne possèderait-elle pas aussi l’Etat ? Et pourquoi les dirigeants qui appartiennent à cette classe, qui trouve sa raison d’être dans l’enrichissement, refuseraient-ils de profiter de leur fonction pour « s’enrichir personnellement », comme on dit, sans relever le pléonasme. Car est-il une autre manière de s’enrichir que « personnelle », dès lors que le salaire et la propriété privée conditionnent tous les modes possibles de distribution du revenu ?
Voir tout cela apparaître brutalement au grand jour peut paraître réjouissant pour des révolutionnaires, à qui il est souvent si difficile d’expliquer ce qui cloche, et pourquoi le capitalisme est par nature injuste et oppressif. Il semblerait que d’un coup, le roi apparaisse dans sa ridicule nudité. Mais pourquoi ce qui est toujours vrai apparaît-il maintenant ? Quel est le moment de la nudité du roi ?
Il semblerait bien que pour que le scandale apparaisse sous cette forme, celle de la dénonciation de la corruption des « élites dirigeantes » (terme qui substantialise les dites « élites » et ne rend pas du tout compte des raisons pour lesquelles elles sont – justement – « dirigeantes ») par le « peuple », il faut qu’il y ait une situation toute particulière. Il faut que la redistribution ne se fasse plus, que l’ascension des franges supérieures des classes moyennes soit freinée, et celle des couches inférieures bloquée, tandis qu’on tape à coups redoublés sur les plus pauvres. Il faut que les diplômes de la jeunesse qui a pu faire des études soient dévalorisés et n’offrent plus de perspectives. Il faut que les sommes que les dirigeant s’attribuent de manière plus ou moins légale soient perçues comme venant à manquer et comme étant dérobées à « tout le monde ».
Mais ce « tout le monde » qui s’oppose à la bourgeoisie dès lors désignée sous le terme d’« élites » ou d’« oligarchie » (c’est-à-dire non-spécifiée par son rôle dans l’exploitation), c’est le « tout le monde » de l’interclassisme : la demande de justice sociale se fait alors au nom de la Nation elle-même. On ne prend conscience de l’injustice du système qu’à partir du moment où c’est ce « tout le monde »-là qui est concerné, ce « tout le monde » qui d’ordinaire « ne s’en sortait pas si mal » et s’en sort sans doute encore mieux que beaucoup, au moment même où il revendique. Tant que les affaires marchent, tant qu’on n’exploite que les plus pauvres, « on » est moins regardant sur l’honnêteté de ceux qui nous dirigent : l’unanimité se construit toujours par le haut.
En Roumanie, on a les plus forts taux de croissance d‘Europe, moins de 5% de chômage, une jeunesse très diplômée et d’énormes inégalités. Ces derniers jours, c’est sous une mer de drapeaux nationaux et européens que les manifestants défilent pour dénoncer la corruption, c’est-à-dire pour restaurer l’État dans sa vérité, pour qu’à travers une meilleure répartition, on rende le mensonge à nouveau crédible. De même, en France, au mois de mai, on votera pour ceux qui seront tout de même considérés comme les plus « tricolores », c’est-à-dire ceux qui sauront se poser en garants de l’union de la nation (de toutes les classes) sous l’État. Parce qu’au fond, en France comme en Roumanie, ça ne va pas si mal, ou en tout cas, justement, pas pour tout le monde.
Derrière l’affaire Fillon ou les manifestations en Roumanie, il n’y a pas de critique de l’État ou de la bourgeoisie en eux-mêmes, mais l’exigence d’un État juste et d’une classe dirigeante soucieuse d’intégrer tous les segments de classes : voilà ce que demande le « peuple », en tant qu’il est la synthèse de toutes ces classes opérée par l’Etat lui-même. Quand le « peuple » s’oppose à l’Etat, c’est son reflet dans le miroir qu’il combat : la victoire supposée du peuple ne mènerait de nouveau qu’à l’Etat, éternellement. Mais on peut appeler « peuple » tout ce qui existe socialement sous le capitalisme, cela ne modifie aucunement la nécessité pour le capital d’exploiter toujours plus la force de travail et de rejeter des quantités toujours croissantes de travailleurs hors du système productif. On aura beau parler du peuple et de la Nation et revêtir des beaux mots de justice et d’égalité les rapports réels qu’entretiennent les sujets du monde capitaliste, la réalité ultime de ce monde n’en restera pas moins l’exploitation.
L’évidente décomposition de la classe politique française ne signifie pas ipso facto, comme certains révolutionnaires semblent portés à le croire, l’émergence d’une critique radicale, ni ne porte en tant que telle la perspective de la dissolution de l’Etat, parce que derrière l’Etat et sous lui, il y a non seulement la bourgeoisie mais aussi toutes les autres classes qui persistent à exister, et à exister selon l’Etat. Réduire l’Etat au moment démocratique de l’élection présidentielle, et au caractère bouffon que prend cette élection à l’heure actuelle, c’est oublier en quoi l’Etat reste la médiation d’insertion privilégiée des rapports de classe dans l’ensemble du monde capitaliste, et pas une simple citadelle posée dans le désert et défendue par des pitres, qu’il s’agirait d’abattre.
La crise à venir est peu réjouissante dans les perspectives qu’elle dessine, qui sont déjà lisibles dans la crise présente : la montée des populismes, le retour des identités nationales menacées par la mondialisation, le durcissement policier d’Etats ne pouvant plus assurer l’insertion par la redistribution des revenus, le décrochage de zones entières majoritairement composées de surnuméraires, le cloisonnement des classes supérieures et la crispation autour de leurs avantages, etc. Mais on n’a guère le choix, et il faudra bien en passer par là, avant d’en venir au moment où le « peuple » n’aura plus rien à demander à personne.