Ni Allah ni pétrole : pour une approche ouverte de la question syrienne

Quand, en décembre 2016, le régime de Bachar el-Assad, grâce à l’appui de l’aviation russe et des milices chiites, reprend les quartiers d’Alep-est, qui échappaient à son contrôle depuis 2012, l’opinion publique découvre avec stupeur que le conflit syrien ne se résume pas à des fanatiques habillés de noir décapitant au sabre des militaires américains, à la dérive djihadiste de jeunes belges radicalisés sur Internet ou à des flots de réfugiés venant s’échouer sur les plages turques ou sous les ponts du métro parisien. Ce que l’opinion publique mondiale découvre alors, c’est l’insurrection syrienne, dans le moment même où elle subit sa plus grande défaite.

Cette découverte a donné lieu à une bataille autour de la qualification de l’insurrection. Pour le régime et ses supports, le simple vocable de « terroristes » ou de « djihadistes » suffit à décrire l’ensemble de l’opposition, légitimant ainsi le fait d’écraser indifféremment sous les bombes le gouvernement civil insurgé d’Alep, les civils restés bloqués là ou qui s’y sont réfugiés, et les groupes militaires eux-mêmes, qu’ils soient « djihadistes » ou non. Pour l’opposition laïque et ses soutiens, dans leurs différentes composantes, des plus démocratiques à l’extrême-gauche, lorsqu’il est question de la présence de groupes djihadistes parmi les insurgés, on s’accorde autour du terme de « confessionnalisation ».

L’usage de ce terme se justifie par le fait qu’en 2011, lors des premières manifestations contre le régime, dans le contexte des Printemps arabes, les divisions confessionnelles ne se manifestaient pas et étaient même soigneusement tenues à distance par les manifestants, qui tentaient de faire preuve d’une unité nationale contre le régime. Cependant, ce moment aura peu duré, et face à la répression et à son indéniable orientation anti-sunnite, les divisions religieuses syriennes ont rapidement pris le dessus. Présentée de cette manière, la « confessionnalisation » devient une fatalité malheureuse : inévitable parce qu’ancrée dans la réalité sociale syrienne, traduisant la montée en puissance de l’Islam politique, et dévoyant la forme supposée « progressiste » des premières manifestations. La confessionnalisation est alors la marque de l’échec de l’opposition laïque et démocratique syrienne, qui n’a pas su contenir cette « dérive », et le terme est employé pour démontrer négativement la nécessité politique de cette opposition. On peut noter qu’à cet égard on rejoint le discours du régime syrien qui se pose en rempart contre l’islamisme, ce qui explique également la bienveillance d’une partie de la gauche et de l’extrême-gauche arabe (et occidentale) envers la Syrie des el-Assad.

Très logiquement, le discours sur la confessionnalisation est l’apanage quasi-exclusif de groupes politiques s’opposant à l’islamisme, et c’est pourquoi il est saturé par les épouvantails que sont Al-Qaida ou l’EI, les exécutions publiques, les exactions envers les chiites et les autres minorités, la charia, la pratique de l’esclavage, etc., toutes choses tragiquement réelles mais qui prises pour elles-mêmes n’ont aucun pouvoir explicatif. Dès lors, on ne s’attarde plus à rendre compte du processus qui a mené des manifestations pacifiques de 2011 à l’éclatement de l’opposition en multiples groupes armés, c’est-à-dire du passage de la contestation à la guerre civile, et on ne se donne pas les moyens d’en identifier les causes et les mécanismes. Ce qui disparaît derrière la « confessionnalisation », c’est bien le phénomène de la guerre civile elle-même, dans son intrication avec les discours et les pratiques des groupes se revendiquant de l’Islam, mais telle aussi qu’elle existe dans les relations entre les différents groupes armés, entre ces groupes et le régime, et la relation de tous ces acteurs avec une population civile emportée dans la guerre.

Que la guerre civile en Syrie se soit verrouillée autour de groupes se revendiquant d’appartenances confessionnelles ou ethniques (dans le cas des Kurdes), c’est une évidence, mais ce n’est justement que cela. Car comment parler des oppositions entre des groupes de même confession, comme l’ex-front Al-Nosra et l’EI ? Comment expliquer que l’EI tire sa structure militaire de hauts gradés irakiens issus du parti Baas ? Comment parler des relations entre la population sunnite dans son ensemble et ces groupes ? Comment rendre compte des relations de la minorité d’alouites au pouvoir avec la population alaouite et les autres minorités ? Tous les Kurdes sont-ils favorables à l’action du PYD ? De toute évidence, la « confessionnalisation » joue à un niveau d’analyse qui supporte mal la précision, car dès qu’on descend un peu en profondeur, les appartenances religieuses s’estompent au profit des solidarités de classe, des concurrences politiques, de la question militaire, et des nouveaux enjeux économiques apparus avec la guerre civile. Cette grille d’analyse est alors au mieux seulement descriptive, et rend compte de ce qu’on ne peut faire l’impasse sur les divisions confessionnelles syriennes, au pire elle est tautologique, ou se fait l’outil d’une diversion idéologiquement intéressée.

Dès lors que le fanatisme hystérique dont l’EI est le paradigme devient le facteur explicatif global, c’est l’éclatement de l’Etat et de la société qui disparaissent comme phénomène politique, économique et social situé dans le présent du monde capitaliste, mais également dans la réalité sociale syrienne : la guerre civile devient un moment d’irrationalité pure, une sorte d’univers parallèle créé par une idéologie religieuse médiévale inexplicablement entrée en collision avec le monde moderne, à la réalité duquel elle serait irréductible. Etant inexplicable, cette réalité n’a pas à être expliquée, ou si elle l’est, ce n’est qu’en référence à la nature islamique des sociétés arabes, l’Islam étant évidemment le fait propre des musulmans, ce qui fait qu’en somme, les Arabes étant ce qu’ils sont, on ne pouvait pas s’attendre à grand-chose d’autre.

Face (et souvent associé) au discours sur la confessionnalisation, existe un autre niveau de discours, répandu de l’extrême-gauche à l’extrême-droite,  qui cherche à analyser les événements en Syrie avec des éléments d’ordre macro-économique et géopolitique : la question du « croissant chiite », celle des hydrocarbures transitant par la Syrie, les bases militaires russes et les diverses rivalités internationales jouent alors le rôle de deus ex machina du drame syrien, qui s’écrit toujours ailleurs qu’en Syrie. Qu’en 2011, des milliers de personnes soient descendues dans les rues chaque vendredi pour manifester sous les balles du régime ne s’explique plus dès lors que par le fanatisme des manifestants, guidé par l’action des services secrets : tout le reste n’est plus qu’économie, diplomatie, rapports commerciaux entre Etats. On a ici affaire à un supposé réel-rationnel capitaliste, où ce qui motive les actions des sujets se trouve toujours à l’extérieur des rapports effectifs qu’ils entretiennent, dans une analyse de type marxiste vulgaire, qui revient à dévoiler une série de déterminations inconnues des acteurs, déterminations qui prennent leur source dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’économie ».

Cette « économie » serait la « détermination en dernière instance » marxiste devenue immédiatement lisible par ceux qui détiennent la bonne méthode d’analyse, qui passent allègrement au-dessus de ce qui se trouve avant cette dernière instance supposée, c’est-à-dire le monde réel, lequel n’existe que dans une situation particulière, une conjoncture. Mais l’économie ainsi objectivée n’est pas même la dernière instance marxiste, on n’y décèle la dynamique d’aucune contradiction : ce n’est qu’une conception fétichisée des rapports sociaux d’exploitation et de domination, c’est-à-dire l’effacement de ces rapports sous l’évidence naturelle de la circulation des marchandises et des capitaux. Ce n’est pas un hasard si toutes ces analyses reviennent le plus souvent à soutenir le régime el-Assad, c’est-à-dire le statu quo : « l’économie » ainsi conçue est une pensée de l’ordre.

Mais la réalité capitaliste ne se limite pas à des flux de capitaux et de marchandises et à des rapports entre Etats, avec, comme à côté de ce  mouvement, des sociétés qui certes subiraient le contrecoup de la réalité capitaliste, mais existeraient selon des normes toutes différentes, qui leur seraient propres. Le capitalisme est aussi, et d’abord, un ensemble de rapports sociaux : il n’y a pas de capitalisme sans sociétés capitalistes, et la Syrie, bien que très différente des démocraties occidentales qui se pensent elles-mêmes comme étant le modèle de toute société, est bel et bien une société capitaliste.

Ce qu’il nous faut tenter de saisir, c’est en quoi la guerre civile syrienne s’inscrit dans le moment présent de la crise mondiale du capital, comprise non seulement comme crise économique mais aussi comme crise sociale, dans les conditions particulières à la société syrienne. C’est du cœur de cette société qu’il nous faudra tenter de parler, sans avoir recours à des explications totalisantes qui ramèneraient à un seul facteur – que ce soit la religion ou le pétrole – l’explosion sociale généralisée qu’est toute guerre civile. Pour autant, on ne pourra pas se contenter de faire le panorama impressionniste de ce qui s’est passé depuis 2011. Il faudra en saisir les déterminations dans leur articulation hiérarchisée, afin de qualifier au mieux les choses, d’une manière ouverte, qui ne soit ni seulement descriptive, ni réductionniste. Et enfin, loin des déclarations de solidarité abstraites comme de l’indifférence douillette du citoyen des démocraties occidentales qui se pense à l’abri de tels bouleversements, il faudra tenter de saisir en quoi ce moment est aussi le nôtre. C’est évidemment une tâche de grande ampleur, mais on essaiera du moins d’indiquer quelques pistes pour aller dans cette direction.

Greek translation : http://inmediasres.espivblogs.net/2017/03/20/neallahnepetrol/

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