Notes sur les classes moyennes et l’interclassisme

Ce texte ainsi que les réponses et commentaires qui y ont été apportés, est disponible sur le site de la revue Théorie communiste. (https://sites.google.com/site/theoriecommuniste/travail-en-cours-1)

Poser la question des classes moyennes du point de vue de la communisation, ce ne peut être se poser seulement la question de leur existence, de leurs origines historiques ou de savoir qui on peut y inclure ou non, à la manière de l’historien ou du sociologue. La question des classes moyennes est pour nous aujourd’hui celle de l’interclassisme tel qu’il se produit dans les luttes, d’Athènes au Caire, d’Oakland à Barcelone.

Le piège serait de poser l’interclassisme comme quelque chose qu’il faudrait déplorer ou encourager, ou comme quelque chose à investir ou orienter (activisme), et donc de poser les classes moyennes comme quelque chose qui serait toujours soit de trop soit qui manquerait dans les luttes (trop d’émeutiers tout seuls, ou trop de fonctionnaires, etc.). Ce serait aussi symétriquement de poser le prolétariat dans son union ou non avec les classes moyennes, à la recherche du bon cocktail de classes susceptible de produire le moment révolutionnaire.

Mais alors que sont les classes moyennes ? Une fraction aisée du salariat, un certain rôle dans la reproduction d’ensemble du capital (les activités d’encadrement, par exemple), ou simplement l’ensemble des salariés touchant un revenu médian ? A chaque fois que la question se pose dans ces termes, les classes moyennes sont dissoutes dans le prolétariat ou l’inverse, et on ne voit plus bien de quel interclassisme on pourrait parler, ou alors on dresse classes moyennes et prolétaires face à face, de part et d’autre d’une frontière de classe imaginaire.

On ne saurait se contenter de dire que les classes moyennes ne seraient que des prolétaires qui s’ignorent, sur la base du fait qu’elles sont essentiellement composées de salariés, ce qui les ramènerait à être numériquement « presque tout le monde » (on en reviendrait alors au « 99% » qui de ce point de vue n’est pas si loin de la réalité : en effet selon des chiffres du Credoc on arrive à quelque chose comme 80% des salariés). Mais il ne serait pas plus satisfaisant, au regard des luttes et de la réalité de l’interclassisme, de tenter de les considérer pour ce qu’elles seraient « en elles-mêmes », ou seulement dans un rapport d’extériorité au prolétariat, comme si l’un et l’autre étaient des entités séparées, et non des éléments de la même totalité.

Dire que les luttes actuelles sont interclassistes, ce n’est pas seulement observer que les classes moyennes s’y trouvent mêlées aux prolétaires, c’est-à-dire objectivement aux plus pauvres (tout le monde descend dans la rue en temps de crise majeure), mais dire et faire apparaître que la contradiction entre capital et prolétariat est non seulement la dynamique qui produit toutes les classes du MPC, c’est-à-dire qui produit le capital comme société capitaliste, mais également celle qui conduit à leur dissolution. Considérer les classes moyennes « en elles-mêmes » n’a alors aucun sens. Les classes moyennes n’existent qu’en ce qu’elles sont constitutives de ce qu’est le prolétariat dans sa contradiction au capital. Il ne sert à rien de vouloir les décrire autrement que comme un moment des luttes, comme un moment de la lutte de classe du prolétariat, comme un moment de la contradiction en procès. Se demander ce qu’elles sont en dehors de ce rapport au prolétariat ne serait qu’un exercice de sociologie, où l’on fige les classes dans des couches et des strates dans lesquelles il serait possible d’aller effectuer des prélèvements afin d’en connaître la composition, pour ensuite les décrire dans leur infinie complexité.

Les classes moyennes sont également souvent définies comme englobant l’ensemble des activités non-productives qui permettent à la plus-value d’exister réellement, c’est-à-dire socialement. La reproduction d’ensemble du rapport social capitaliste est alors théoriquement produite comme identique à la valorisation. La production de plus-value ne définit dès lors  plus une classe, le prolétariat, mais l’ensemble de la société capitaliste, comme monde capitaliste « intégré » (au sens où Debord parlait du « spectaculaire intégré »).

Cette manière de considérer les choses s’appuie sur le fait qu’il est aujourd’hui effectivement très difficile, voire impossible, et en tout cas très fastidieux, de déterminer à partir de l’activité individuelle d’un salarié à quel moment il produit de la valeur ou n’en produit pas. Mais rechercher dans l’activité des prolétaires individuels quels sont les moments où ils produisent de la plus-value et ceux où ils reproduisent simplement ses conditions de possibilité n’offre que peu d’intérêt et ne change rien au rapport social fondamental qu’est l’exploitation : c’est l’exploitation d’une classe par une autre qui produit la plus-value, et c’est aussi l’exploitation qui définit comme classes celle des exploiteurs et celle des exploités.

Poser la valorisation comme identique à la reproduction d’ensemble du rapport social capitaliste fait disparaître la contradiction comme rapport entre des classes et ce qui les constitue comme classes. La baisse du taux de profit devient une pure question économique, nous nous retrouvons en pleine « critique de la valeur ». Lorsque le capital finit par ne plus produire assez de valeur pour reproduire l’ensemble de la société, c’est alors, dans le meilleur des cas, « l’ensemble de la société » qui se révolte. Avec, en première ligne, des classes moyennes « prolétarisées », qui finalement reviendraient en leur être propre, en leur essence prolétarienne et donc, immédiatement, révolutionnaire.

Cette extension du prolétariat à l’ensemble des salariés traduit le fait que le prolétariat productif n’est plus conçu que comme un non-sujet, privé de son identité ouvrière et socialement isolé dans la production. Il ne retrouve une sorte de dignité ou de potentiel révolutionnaire que dès lors qu’il est surnuméraire, et donc hors de la sphère productive, rejoignant ainsi sa vraie nature de révolutionnaire ou de révolté (l’émeutier potentiel), ou ne retrouve une existence sociale, ne sort de son isolement productif qu’en devenant « presque tout le monde », classe moyenne « prolétarisée ». Comme si, hors du programmatisme et de l’identité de classe confirmée dans le capital, c’est-à-dire hors de son existence politique comme classe, le prolétariat perdait toute existence spécifique.

La notion de classe moyenne comme masque du prolétariat (les classes moyennes sont des prolétaires qui s’ignorent ou la notion de classe moyenne est un masque idéologique sur la réalité du prolétariat) est alors le fait d’une théorisation qui se donne les sujets dont elle a besoin pour ses propres fins. Mais ce qui est alors masqué, ce sont les problèmes réels que pose la segmentation de la classe.

On peut toujours poser une unité a priori de la classe sur la base du fait que tous les prolétaires, productifs ou non, ont à subir le rapport salarial, c’est-à-dire l’exploitation, mais il n’en reste pas moins que cette unité n’est en rien unifiante, qu’elle n’existe immédiatement que comme la séparation de tous les prolétaires entre eux, qu’on se trouve sans cesse face aux situations particulières de chaque segment de classe. La situation commune des exploités n’est rien d’autre que leur séparation. La question que nous avons à nous poser n’est pas celle de l’unité a priori, mais de la reconduction ou non de cette séparation, parce que c’est la question qui se pose dans les luttes lorsqu’elles tendent à se généraliser, lorsqu’elles deviennent interclassistes : c’est la tension même à l’unité qui n’est que le fait de se heurter à la réalité de la séparation. La « communauté de situation » n’est donnée que de manière abstraite ou générale dans ce qu’on est dans le capital, elle ne devient une tension réelle que dans les luttes.

Dès lors, il ne s’agit ni de dire « il n’y a de prolétariat que le prolétariat productif », ni « nous sommes tous exploités, tous prolétaires », mais de repérer comment existe cette tension à l’unité, et à travers quels conflits particuliers à l’intérieur de la classe. Pour donner un exemple très général, lors de l’occupation ou du blocage d’un lieu de travail, se retrouvent sur ce lieu à la fois les gens qui y travaillent et des individus qui sont présents seulement pour la lutte. La situation qui se dessine alors est chaque fois différente et dépend du contenu de la lutte (revendicative ou non, etc.) et de l’activité des individus qui y prennent part. Le fait que le lieu de travail, même bloqué ou occupé, conserve sa fonction, reste naturellement la première limite de ce type de situation. Cependant, briser l’étanchéité sociale d’un lieu de travail, que des salariés s’y trouvent hors travail et mêlés à d’autres pour autre chose que le travail, met chacun des participants face à l’évidence de l’arbitraire de leur rôle social dans le monde capitaliste. Le lieu de travail est alors traversé de rapports sociaux différents de ceux qui lui permettent d’exister comme lieu de travail. Ce qui peut apparaître alors, pour peu que le conflit tende à se généraliser, c’est la séparation tant de l’outil productif que du reste de la société, la séparation des individus entre eux (la division de la société en classes) comme la séparation des individus et de leur propre activité, c’est-à-dire la condition même du rapport social capitaliste. Briser cette séparation et réaliser une unité dans la lutte est le seul moyen de poursuivre la lutte, mais reproduire cette séparation est au bout du compte la seule manière d’être ce qu’on est socialement. C’est là que se situe ce qu’on peut appeler tension à l’unité, qui n’est le plus souvent qu’ébauchée et ne peut trouver son effectivité que dans le processus de communisation.

L’unité de la classe ne se réalise pas immédiatement comme rapport entre des personnes (il ne suffit pas que « les gens se parlent » pour qu’ils dépassent leur appartenance de classe : c’est le mythe assembléiste), mais dans une activité contre le capital, c’est-à-dire contre leur propre existence de classe, activité dans laquelle les individus ne trouvent plus la possibilité de leur définition par les rôles sociaux capitalistes. Ceci ne peut apparaître que lors de conflits très intenses et tendant à se généraliser à l’ensemble de la société, et tend toujours à s’éteindre dès lors que la tension du conflit est retombée. La poursuite et l’extension de cette dynamique est un moment de la communisation.

La recherche d’une unité de la classe sur la base du revenu, l’assimilation du prolétaire au salarié fait perdre de vue la spécificité des classes dites moyennes dans le MPC, spécificité qui n’existe qu’en fonction du travail productif proprement dit, en raison de la contradiction qu’est la baisse du taux de profit, dans ce qui pousse le capital, dans son développement historique, ne laissant rien en dehors de lui, à devenir société. Ce qui est en cause, c’est ce qui se joue dans le développement de la coopération, d’abord entre les travailleurs puis entre les différentes branches de la production capitaliste et la nécessité conjointe de la séparation de leurs activités, de la division du travail, et donc du développement des sphères de l’encadrement, de la circulation, etc., la segmentation étant exigée par le procès productif aux fins de valorisation, dans le cours de son développement.

Le capital sépare les travailleurs (par le salaire, par la perte de maîtrise sur ce qui est produit et la manière dont ça l’est, etc.) à mesure qu’il les rassemble en nombre dans le procès productif et c’est de cette manière qu’il socialise le travail ; le résultat de cette union/division est la société capitaliste, en ce qu’elle est réellement composée, de manière fonctionnelle, de segments de classes : les classes dites moyennes, qui apparaissent au cours de ce processus, manifestent ce en quoi le capital est société capitaliste, mode de production devenu société. Le travail capitaliste ne peut devenir force de travail collective (le salaire est individuel), communauté des travailleurs (socialisme), pas plus que les prolétaires ne peuvent s’unir sur la base de ce qu’ils sont comme classe.

Les classes moyennes sont générées par le capital au fil de la croissance de sa composition organique, de sa domination réelle sur le travail, et ce faisant elles constituent la société qu’est réellement le capital. (Cette société, qui a pour origine et finalité la valorisation, devient idéologiquement pour les classes moyennes la fin propre du capital : le capital qu’elles reproduisent existerait finalement pour les reproduire, elles.) En cela elles ne sont pas comparables aux couches moyennes des autres modes de production ou de la domination formelle, qui existent moins pour que dans le mode de production auquel elles appartiennent. Ce que les autres modes de productions laissaient subsister hors d’eux, tant en termes de savoir que de pratiques, de métiers ou de modes d’échange ne peut plus subsister dans la domination réelle du capital sur le travail. Toute la société est société du capital.

L’existence des classes moyennes montre que le capital ne se contente pas de reproduire le prolétariat pour le rapport d’exploitation, mais qu’en subsomption réelle c’est l’ensemble de la société comme société capitaliste qui est son autoprésupposition. Les classes moyennes sont porteuses d’idéologie et détentrices d’une légitimité politique, parce qu’elles vivent le rapport capitaliste dans le fétichisme de la distribution, où la valeur de la force de travail devient le (juste) prix du travail. La distribution des revenus devient pour elles répartition des richesses : c’est en cela également qu’elles peuvent devenir un obstacle contre-révolutionnaire pour le prolétariat, une des limites de sa propre existence de classe, dont elles sont constitutives. Ce que rencontre alors le prolétariat dans l’interclassisme, c’est-à-dire dans le rapport conflictuel aux classes moyennes, c’est une des formes idéologiques de son existence dans le capital : pour le prolétariat aussi, le salaire est le prix du travail. L’idéologie de la classe moyenne est objectivation des rapports sociaux capitalistes, elle est le capitalisme vu comme contrat social et non comme rapport social d’exploitation, et cette idéologie n’est en rien extérieure à ce qu’est le prolétariat, elle est au contraire constitutive du rapport de classes tel qu’il existe réellement. Dans la crise actuelle du rapport salarial, c’est aussi cette idéologie qui entre en crise, et c’est un des enjeux des luttes interclassistes aujourd’hui.

S’il est nécessaire, dans les luttes, de critiquer les positions idéologiques des classes moyennes, cela ne saurait nous faire oublier que cette critique ne saurait se faire au nom ou en référence à un sujet prolétarien qui ne serait pas entaché d’idéologie, d’un pur sujet historique. L’interclassisme n’est pas une ligne de front, et c’est là tout le problème.

Mais au bout du compte, le rapport salarial ne peut avoir le même contenu pour un ouvrier et pour un professeur, parce que produire des marchandises n’est pas identique à reproduire un rapport social, ou les conditions d’un rapport social (même si produire des marchandises est aussi ça). Cependant l’ouvrier et le professeur se retrouvent dans les luttes de façon contradictoire, tantôt affirmant l’unité, tantôt se heurtant à leur séparation. Et c’est aussi en cela que les divisions de classes sont réelles autant que mouvantes, et que l’interclassisme reproduit les divisions de classes dans la tension à leur abolition. L’interclassisme est ce conflit aussi bien que cette tension, il est un moment de la révolution comme communisation.

La question des classes moyennes n’est pas ce en quoi elles sont « moyennes » en termes de revenu (revenu médian qui n’est qu’accidentel et entre surtout dans la définition de ce qu’elles sont idéologiquement, ou pour un sociologue du travail), mais doit aussi se poser à partir de ce qu’elles sont effectivement (fonctionnellement) dans le monde du capital. Mais cette approche est problématique. Les classes moyennes, comme rôle fonctionnel dans le capital, cela peut-être effectivement aussi les salariés des centres d’appel téléphonique payés au SMIC. Cela ne signifie pas que ces salariés ne soient pas aussi des prolétaires, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas pris dans la contradiction de classes qui polarise l’ensemble de la société, mais cela n’implique aucune unité ou « communauté de situation » hors des situations de lutte. Les classes moyennes n’ont pas plus une nature contre-révolutionnaire ou réformiste que le prolétariat productif n’a de nature révolutionnaire. Mais même si on suppose des moments de « défaisance » du social, cette défaisance ne peut se faire qu’à partir de la situation immédiate (et contradictoire) des classes telles qu’elles sont dans le capital, de ce qu’elles sont spécifiquement amenées à défendre et /ou attaquer, etc. Et c’est là que ça se complique…

Parce qu’on ne peut peut-être pas échapper à la tâche d’avoir à décrire ce qu’est effectivement la division en classes, telle qu’elle se manifeste à chaque fois dans les luttes, c’est-à-dire d’en indiquer les spécificités selon la sphère dans laquelle elle se situe : production, reproduction (les profs, les fonctionnaires, plus généralement la fonction spécifique de l’Etat), circulation, encadrement. Aucune de ces divisions ne saurait être indifférente dans les luttes, mais aucune ne saurait suffire, dans le cadre d’une lutte interclassiste. Car l’on risque d’entrer dans une logique de classification sans intérêt du point de vue de la communisation, si l’on perd de vue que toutes ces strates et couches sociales qui décrivent aussi les classes moyennes ne sont en rien figées, mais sont amenées à se dissoudre dans la contradiction qui est la dynamique même du capital, parce qu’elle est contradiction entre des classes, dans laquelle une de ces classes entre constamment en contradiction avec sa propre existence de classe : le prolétariat.

Ceci affirmé, il n’en reste pas moins que c’est seulement dans les luttes que mène le prolétariat avec tout ce qu’il est dans et contre le capital, c’est-à-dire aussi avec (et contre) les classes moyennes, que peut émerger la possibilité du dépassement révolutionnaire. Et que ce que ces luttes produisent, c’est aussi un brouillage momentané des séparations de classes, en attendant de produire leur abolition.

AC

 

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7 commentaires

  1. En gros : Pas simple de définir les classes moyennes, faudrait pas se cantonner à ce qu’elles possèdent ( toujours pas compris pourquoi : Niveau de vie de l’auteur du texte, pour rire ? ) … On sait pas trop où ça commence ni où ça finit, donc bon, va falloir faire avec dans les luttes …Et parfois contre. Un texte qui aide beaucoup je trouve ( ironie de classe, devinez laquelle )

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