La manifestation parisienne du 17 mai a confirmé ce que laissait supposer celle du 12, à savoir la volonté des syndicats majoritaires CGT-FO, en accord avec la Préfecture, de reprendre le contrôle sur les manifestations de rue contre la loi Travail. Cela peut s’expliquer très simplement par le fait que les syndicats organisent ces manifestations, et doivent pouvoir prouver à la Préfecture qu’ils en ont le contrôle : c’est leur crédibilité en tant que force d’encadrement qui est en cause. De manière tout aussi évidente, une période d’actions syndicales et de grèves contre (entre autres) la loi Travail vient de débuter, et les syndicats doivent également encadrer ce mouvement, au cours duquel de nombreuses actions de blocage et autres interventions dans l’espace public vont avoir lieu, toujours susceptibles de donner lieu à des « débordements ». Et encore plus directement, Martinez et d’autres huiles syndicales étaient présents à la manifestation, et voulaient, au moins pour la photo, une tête de cortège « propre ».
Pour les syndicats, c’est le moment de leur entrée en jeu dans la bataille, et ils entendent mener les choses à leur manière. C’est qu’ils jouent gros : la CGT en particulier, menacée de perdre son rôle dominant aux élections professionnelles au profit de la CFDT en 2017, est une institution sous tension. Le dernier congrès a fait la preuve des divergences qui existent en son sein. En baisse dans tous les secteurs, en particulier dans le secteur public et le secteur-clé des transports, elle est également, comme tous les syndicats, en perte d’adhérents. De l’aveu même de la direction de la CGT, alors qu’elle a d’ores et déjà moins d’adhérents que son concurrent, il lui « manquerait » 300 000 voix pour remporter les élections face à la CFDT en 2017, avec des conséquences fâcheuses sur la suite de son activité, en termes de poids dans les négociations mais également d’accès aux subventions publiques.
L’enjeu immédiat pour la direction de la CGT est donc au-delà de la lutte contre la loi Travail, son propre avenir. Organe représentatif, c’est directement aux travailleurs qui doivent voter en 2017 qu’elle doit montrer son efficacité en tant que syndicat, et à défaut d’efficacité, au moins sa combativité. Pour ce faire, c’est non seulement sur les enjeux généraux de la loi Travail qu’elle doit marquer des points, mais, avec de meilleures chances de réussites, sur les revendications propres des secteurs en grève : la question du décret socle pour les cheminots (chez qui elle est sérieusement concurrencée par Sud-Rail), dans la perspective de l’ouverture de la SNCF à la concurrence, la question des heures supplémentaires pour les camionneurs, les salaires pour la Poste, etc. Le mouvement contre la loi Travail est aussi l’occasion pour les syndicats (cf. le cas des postiers de Sud, en grève depuis plusieurs mois), de faire avancer des revendications et des mouvements de grève qui traînent pour certains depuis des mois. En gagnant sur ces points, même si la loi Travail passe, ils auront montré leur efficacité.
Déjà, après les garanties obtenues sur les heures supplémentaires dans le secteur du transport routier, FO a appelé à cesser les blocages, officiellement dans l’attente de son congrès qui doit lui permettre de décider de la suite, mais, comme on le dit à la CGT, cette concession obtenue, il sera difficile de remettre les camionneurs en grève.
Dans ce contexte, la CGT a choisi de jouer la ligne de la « puissance ouvrière », avec les blocages routiers des camionneurs et la mise en grève des raffineries, etc., afin de se distinguer de la CFDT « réformiste » et de Sud, qui joue à fond la convergence avec les étudiants, intermittents et Nuit debout et fait montre de sympathie envers les « autonomes ». Pour pouvoir jouer sur cette ligne « puissante », il faut que la CGT montre ses muscles mais aussi qu’elle fasse preuve de sa capacité de contrôle. Il faut aussi rappeler que la dernière mobilisation massive de ce type, en 2010, s’est soldée par une défaite, l’Etat ayant employé tous les moyens à sa disposition (réquisition des raffineries, service minimum dans les transports, etc.) pour étouffer le mouvement. Si on considère simplement le mur qui s’est dressé jusqu’à présent devant le mouvement contre la loi Travail, il y a fort à parier que la bataille sera rude, et qu’elle est même sûrement perdue d’avance.
Voilà pour le contexte le plus immédiat. A partir de ces simples éléments, on peut facilement comprendre que la CGT tienne à garder ses troupes en ordre de marche, et à montrer tant à ses adhérents (qui seraient tentés par les dérives « gauchisantes » de Solidaires), qu’aux pouvoirs publics, que la convergence c’est bien joli, tant qu’on sait qui commande. Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour expliquer la présence massive des SO et leurs provocations envers le cortège « autonome ». Il faut évidemment aller plus loin.
Avec l’entrée en jeu des syndicats, qui n’avaient jusque là posé que des journées de manifestation isolées et éloignées les unes des autres, ce que le reste du mouvement leur a d’ailleurs souvent reproché, on entre dans une temporalité connue, scénarisée, balisée. Aussi connue que les « débordements » de milieu ou de fin de cortège, d’ailleurs. Là où le mouvement en appelait à la convergence avec le « monde du travail », il trouve devant lui, nécessairement, les syndicats, c’est-à-dire, qu’on le veuille ou non, une institution. On s’attendait à trouver la classe ouvrière faisant flotter les drapeaux rouges aux grilles des usines comme en 1936, on a trouvé le SO de la CGT de 2016.
Dans le calendrier des syndicats, le jour de la reprise est écrit en même temps que celui de l’entrée en grève ; même si on n’en connaît pas la date exacte, il est inéluctable. Lorsqu’on est chômeur, précaire, intermittent, lycéen ou étudiant, on peut s’organiser individuellement pour entrer dans la lutte, on peut aller et venir, participer un jour et pas l’autre, etc. On peut faire de la lutte un mode de vie, et s’arranger pour que les pertes subies soient raisonnables, pour tout de même passer ses examens, faire des piges ou des cachets, bosser pendant une semaine « creuse » pour se libérer quand il « se passe des trucs ». Parce qu’on n’est pas directement opposé à « son » patron, on peut lutter sans que la fin de la lutte soit la condition de la lutte. Le terrain de lutte est alors « la société », et des problématiques de nature plus politique se dégagent : c’est la situation de Nuit debout et des luttes « citoyennes », comme celle des blacks blocs.
Une grève massive est nécessairement un engagement collectif, qui ne se décide pas seul, dans lequel l’individu gréviste n’existe que relativement à la place qu’il a dans la production. Interrompre le travail fait perdre de l’argent au patron, mais la reprise du travail est la condition de pouvoir négocier. Il n’y a que lorsque la fermeture de l’entreprise est en jeu que la grève peut se jouer contre « l’outil de travail », le lieu de production ; dans les autres cas, l’objet même de la grève est de pouvoir reprendre le travail, à plus ou moins brève échéance, dans de meilleures conditions. Et c’est bien aujourd’hui ce qui pose problème.
C’est aussi simple que ça : les syndicats représentent les travailleurs syndiqués. Ils expriment adéquatement le rapport qu’une partie des travailleurs entretient avec son activité, et moins adéquatement celui d’une autre partie des travailleurs. Il y a des différences de syndicat à syndicat, concernant les méthodes d’action et les objectifs, il y a des différences et même de grandes tensions à l’intérieur même des syndicats, mais tous expriment adéquatement le rapport immédiat des prolétaires à leur situation dans le capital.
Les syndicats n’unissent ni ne divisent la classe ouvrière : représentant effectivement les intérêts de chaque secteur, il expriment la segmentation réelle de la classe, et c’est dans le cours même de leur pratique, et avec le large assentiment de cette base qui veut les voir défendre ses intérêts, qu’ils subordonnent ce qui pourrait être compris comme l’intérêt le plus large de la classe (le retrait de la loi Travail) à ses intérêts immédiats (la défense des heures supplémentaires). Ils unissent donc certains secteurs en les séparant d’autres. Comme institution de cette société c’est simplement la division de la société en classes qu’ils expriment, en ce que cette division n’existe qu’en produisant au sein du processus productif et dans la société dans son ensemble une multitude de séparations et de segmentations.